(1974)


Interprétation: Jack Nicholson, Faye Dunaway, John Huston, John Hillerman, Perry Lopez

Scénario: Robert Towne

Musique: Jerry Goldsmith

Réalisation: Roman Polanski

 

Dans le Los Angeles d'avant-guerre, Jake J. Gittes est un détective privé, spécialiste des infidélités, qui se voit embauché par une certaine Evelyn Mulwray. Elle lui demande de filer son mari, Hollis Mulwray, haut fonctionnaire du Service des Eaux.

 

Polanski n'a pas souhaité faire une œuvre rétro ou un démarquage volontaire des grands classiques, ni à imiter les techniques cinématographiques, ou utiliser un noir & blanc gratuit. Il cherche plutôt à montrer les années trente par l'objectif d'une caméra des années soixante-dix, en reconstituant le monde et l'époque des romans de Hammett et Chandler par le décor, les costumes et la langue. Cependant, le choix des costumes est volontairement limité aux couleurs noir, blanc, marron ou beige. Les références aux films de Bogart sont narratives ou scénographiques et on parlera plutôt de clins d'œil que de citations ou d'emprunts significatifs. Le choix de John Huston en est évidemment un. La situation au début, avec la femme au fume-cigarette qui se fait passer pour une autre dans le bureau du détective, ou la tache claire des images retirées du mur, en sont d'autres. On peut aussi constater de remarquables rappels à Orson Welles (en interviews, Polanski a souvent tenu Citizen Kane pour film favori), comme par exemple le plan d'ensemble avec grande profondeur de champ de la conférence sur le projet de barrage. On se souviendra même qu'au meeting politique de Kane, un personnage qui l'observait de loin en train de faire son speech s'appelle James W. Gettys, oralement proche de Jake J. Gittes. Difficile de ne pas penser à une influence sur ce film...

 

 

C'est à la fois un remarquable thriller, une belle histoire d'amour et un film épique, même s'il compte peu d'action. À l'instar d'un western, Chinatown met en scène l'Amérique dans une phase particulière de son histoire, et dépasse, toujours un western, cette éventualité pour atteindre le niveau du mythe, celui du mythe de la fondation de l'Amérique. Effectivement, l'histoire et le développement du Nouveau Monde peuvent se lire à travers la conquête de l'eau (l'extension vers l'Ouest s'est faite par les grands fleuves, l'eau a contribué à la survie puis à la prospérité des colons, éleveurs ou fermiers). Ainsi, l'eau est omniprésente tout au long du film: mer, marécages, lac d'Echo Park, réservoir, etc. Et le jeu de mots sur le nom de Noah (Noé) Cross interprété par John Huston est un signe de la dimension mythique du récit. Inspiré par le scandale qui éclata en Californie au début du siècle dernier (conflits qui ont de nouveau surgi durant les années 70 avec la construction d'un nouvel aqueduc pour alimenter la vallée de l'Owens), le film se base sur les plans technique et juridique des problèmes en approvisionnement en eau au cœur de la croissance de la Californie.

La fin des années trente, période choisie pour le film, était une époque d'importants programmes de travaux publics liés à la politique rooseveltienne et le New Deal. Une époque, également, où la corruption allait bon train. Bref, autant de points communs avec les années du Watergate contemporaines du tournage. Robert Towne a travaillé pendant deux ans sur le scénario quand Polanski en a pris connaissance. Écrite pour Jack Nicholson, l'histoire présente un personnage de privé très original, rappelant Marlowe sans s'y réduire. Trop confuse, trop longue, Polanski participe à la réécriture, supprime la moitié des personnages et simplifie l'action. Le tournage commence sans fin écrite. Les divergences artistiques se multiplient. Mais pour Polanski, sa véritable croix sur le tournage va s'avérer être Faye Dunaway: une furie. Towne insiste pour un happy end où Mme Mulwray tue son père afin de sauver sa fille et, après un bref séjour en prison, elle sort libre et célèbre. Pour Polanski, cette fin où les bons triomphent gâcherait considérablement l'originalité du film. Il imagine plutôt une fin tragique, où toute la distribution se retrouve sur scène comme dans un opéra. Sa fin est retenue par la production. 

Il a l'idée de faire construire un décor de quartier chinois (Chinatown est un titre remarquable mais sans une seule scène dans ce quartier, ce serait un titre mensonger selon Polanski). Puis il écrit la scène en deux jours avec l'aide de Jack Nicholson pour les dialogues.

 

 

Une autre grande intervention du cinéaste concerne la scène d'amour entre Gittes et Evelyn Mulwray, idée qu'il est seul à défendre et parvient à imposer. Cela donne lieu à un des plus beaux cadrages du film en même temps qu'un superbe plan-séquence en plongée verticale, exploitant tout le rectangle du cinémascope et présentant les deux interprètes principaux en gros plan, couchés dans un lit. Mouvement et cadrage déjà expérimentés par Polanski dans Rosemary's Baby et dans sa version de Macbeth. À cet instant, les tissus des draps rejoignent la subtile apparence d'un ciel du Quattrocento, et la pose maniérée des mains d'Evelyn ainsi que la frontalité des visages nous mettent en présence d'une fresque. On ne sait plus si on les regarde depuis en haut ou si ce sont eux qui nous contemplent depuis un plafond.

  

Le héros est un voyeur professionnel, et toute une stratégie de points de vue et de cadrages nous le rappelle constamment.

"Mon premier vrai travail a consisté à rendre le personnage de Gittes subjectif. Ce qui créé l'atmosphère dans les livres de Chandler ou de Dashiell Hammett, c'est que c'est écrit à la première personne. On doit avoir l'impression de vivre les aventures du détective privé, avec lui, l'impression d'être le témoin invisible de tout ce qui se passe. Il ne faut donc pas de scène vécue ailleurs qu'en sa présence."
(Roman Polanski dans L'Express de décembre 1974)


En partant de ce fait pour analyser le film, on s'aperçoit qu'effectivement Polanski ne quitte jamais son héros, mais surtout il place sa caméra à hauteur d'homme, filmant fréquemment par-dessus l'épaule de Gittes. Le réalisateur redouble le spectateur dans sa situation d'observateur indiscret et l'interpelle dans son rapport au cinéma. Souvent, Gittes dissimule quelque chose et la caméra bouge ou le suit pour découvrir avec lui ce qu'il observe. Ce qui importe avant tout pour le réalisateur est de représenter une réalité qui soit la plus crédible possible, donc de placer sa caméra à la distance exacte où se mettrait un témoin de la scène pour regarder. Exemples en vrac :

Dans le même ordre d'idées, l'impressionnante séquence finale nous met en présence d'un autre public, celui des Chinois qui envahissent l'écran, contemplant le corps maculé de sang d'Evelyn Mulwray. Comme la plupart des spectateurs, ils sont silencieux, impuissants, avides de sensations. L'objet de leur regard est le même que celui de Gittes et que le nôtre: le corps sans vie d'Evelyn. Puis le film s'achève par un impressionnant plan à la grue qui rassemble en un mouvement unique et continu tous les voyeurs du film...

Pour la brève apparition de Polanski dans le film (ci-dessus), c'est Jack Nicholson qui l'a dirigé. Dans cette scène très réaliste, le personnage de Roman Polanski tranche la narine de Nicholson au couteau. Pour le faire, il a utilisé un couteau spécial avec une lame pivotante et une poire emplie de faux sang. Lassé de toujours raconter à la presse comment il s'y est pris, Polanski finira par dire qu'il lui coupé la narine pour de vrai. 


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